BAD/Bohoun Bouabré(Ministre de l’ Economie et des Finances)

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“Nous continuons de constater nos divergences avec Kabbaj”

• Vous avez fait connaître à l’ouverture officielle des Assemblées annuelles de la BAD, les désaccords de votre pays sur le processus décisionnel qui a conduit à l’acquisition du site de secours dont la BAD vient de se doter à Tunis. Le président de la Bad à l’issue des Assemblées a maintenu ses justifications. La Côte d’Ivoire est-elle satisfaite de ses réponses ?
– Non, nous n’en sommes pas satisfait. De toute façon ce n’était pas ses réponses qui nous importaient en la circonstance. Ce qui était le plus important pour nous, c’est que la position de la Côte d’Ivoire soit connue, concernant cette question précise du site de relocalisation de la Bad et je me suis donné les moyens de le faire savoir. J’ai parlé avec plusieurs administrateurs des autres pays membres, avec de nombreux gouverneurs aussi et j’ai tenu à faire ma déclaration à l’ouverture des Assemblées de la Bad.
J’espère que l’on a écouté ce que j’ai dit au nom de la Côte d’Ivoire, même si pour l’instant on n’a pas compris… Donc nous allons poursuivre notre démarche qui consiste à expliquer encore la position de mon pays par rapport à cette question.

• La Côte d’Ivoire pourrait-elle aller au-delà des seules explications ? Se donnera-t-elle d’autres moyens de faire tenir compte de sa position ?
– Nous allons regarder les textes qui fondent la Bad concernant l’accord de siège et tous les textes qui régissent son fonctionnement, puis nous ferons les recours nécessaires dans la mesure des possibilités offertes par ces textes.

• Concernant le coût de ce site de secours et le nombre de personnes qui pourraient s’y déplacer, le président de la Bad a répondu : “ peu importe… ”, et a semblé minimiser ces deux points…
– Lorsqu’il s’agit de l’Afrique et des ressources à mettre à son service, dans toutes les décisions que nous prenons concernant la gestion des ressources du continent, il faut toujours avoir à l’esprit les énormes besoins de celui-ci. Il faut s’assurer que les ressources dépensées le sont effectivement au bénéfice de l’Afrique. Donc pour nous, le plus important dans cette décision, ce n’est pas le coût de l’opération, c’est une question de principe, la manière dont on a abouti à cette décision. Au moment où l’aide publique au développement diminue pour l’Afrique, et alors que les investissements privés s’orientent de moins en moins vers l’Afrique, mais aussi au moment où les besoins en matière de financement sont énormes, chaque sou dépensé doit l’être de manière optimale.

• Monsieur Kabbaj a semblé dire que la Côte d’Ivoire a été associée à la décision dont elle conteste le processus…
– A partir du moment où nous sommes présents à un conseil d’administration qui prend une décision, M. Kabbaj a tout loisir de dire que nous avons été associé à la décision. Il aurait pu au moins signaler pour la vérité que l’administrateur de la Côte d’Ivoire a fait une déclaration pour exposer le point de vue du pays. S’il n’a pas été suivi par les autres administrateurs, nous en prenons acte. C’est un processus décisionnel qui se fonde sur la majorité. Mais M. Kabbaj ne peut pas dire que la Côte d’Ivoire était associée comme pour dire qu’elle approuve cette décision. Nous ne l’approuvons pas et nous l’avons dit lors du conseil d’administration. J’ajoute que notre administrateur n’était pas le seul à exprimer ces désaccords. La Côte d’Ivoire va commettre un consultant qui va nous éclairer sur le processus décisionnel car nous avons des doutes sur la compétence du conseil d’administration pour ce type de décision que la Bad vient de prendre. Quand nous aurons les résultats de cette investigation, je ferai savoir notre point de vue avant même les prochaines Assemblées annuelles, à l’ensemble des gouverneurs. Je leur donnerai un argumentaire de la position de la Côte d’Ivoire. Et j’espère qu’à ce moment là, chacun pourra se faire une idée exacte du fondement de notre point de vue sur cette question précise.

• Certains participants se sont demandé en privé si la Côte d’Ivoire et la Bad n’auraient pas dû trouver des cadres de concertation avant d’étaler leur désaccord publiquement en cette occasion solennelle. Ont-ils raison ?
– Il y a eu plusieurs discussions entres nous et les autorités de la Bad. D’abord, j’ai signalé la démarche de notre administrateur au conseil d’administration. Moi-même, en tant que gouverneur pour la Côte d’Ivoire, j’ai eu différentes rencontres avec le président de la Bad et j’ai exprimé ce point de vue. Le Chef de l’Etat l’a reçu mais a évité de rentrer dans les détails de cette discussion. Cela dit, en tant que gouverneur c’est surtout à moi qu’il revient de parler au nom de mon pays sur cette question. C’est pourquoi je l’ai fait à plusieurs niveaux en direction de la Bad. D’ailleurs j’affirme que nous devons être très clairs sur ce point.
Nous avons développé un argumentaire sur trois points. Ce que j’entrevois dans les explications de Omar Kabbaj après tous les entretiens que nous avons eus avec lui, c’est qu’il semble insister sur le fait que la Bad n’a pas l’intention de déplacer son siège. Je prends acte de cette déclaration mais cela n’enlève rien aux réserves que nous émettons sur la décision d’avoir un site de relocalisation, notamment à Tunis. Il ne faut donc pas confondre les choses.

• Venons-en, Monsieur le ministre, aux trois raisons du désaccord
Notre préoccupation est de trois ordres. Premièrement en tant que membre du gouvernement, je pense que l’instance de la Bad qui pouvait prendre cette décision n’est pas celle qui l’a prise. Nous devons donc dénoncer cela et nous l’avons fait.
Deuxièmement, en tant qu’actionnaire, la Côte d’Ivoire et son gouverneur ont le souci d’une bonne utilisation des ressources de la Banque. Donc face à une décision qui entraîne une dépense que nous considérons comme n’étant pas suffisamment justifiée, nous devons nous exprimer.
Troisièmement, en tant que pays hôte de la Bad, concernant une décision qui donne un mauvais signal à la communauté internationale sur une prétendue situation d’insécurité en Côte d’Ivoire, nous ne pouvons pas ne pas dénoncer cette attitude de la présidence de la Banque. Donc nous l’avons souvent dit au président de la Bad, mais nous continuons de constater nos divergences avec lui. Alors, le dialogue est évidemment difficile avec lui ; mais avec la Bad en tant qu’institution de financement du développement, la Côte d’Ivoire a des rapports très clairs. La Côte d’Ivoire honore ses engagements vis-à-vis de la banque et comme pays membre régional, nous avons des prérogatives en ce qui concerne le financement du développement.

• Vous avez demandé à la Bad de trouver un moyen d’assouplir quelque peu les sanctions qu’elle inflige sans état d’âme aux pays en difficulté de paiement. Le président Kabbaj a opposé une fin de non recevoir à cette requête.
– Je déplore que la réponse du président de la Bad ait été aussi sèche sur cette question. Parce que la Bad est une banque qui doit financer le développement de l’Afrique.
Et l’Afrique a des réalités qui sont différentes de celles des autres régions du monde. Les économies africaines notamment sont très fragiles. Je note que notre continent est pratiquement à la traîne de l’évolution du monde. Donc si nous nous dotons d’un instrument pour le financement du développement, le comportement de notre banque doit justement prendre en compte ces réalités et les besoins énormes de l’Afrique. Alors, quand j’ai dit que la Bad doit inventer un moyen d’assouplissement, je me suis inspiré de la situation particulière que la Côte d’Ivoire a vécue ces deux dernières années et qui fut une période difficile, pendant laquelle nous avons eu des difficultés de paiement qui nous ont valu une sanction de la Bad, en matière de décaissement des financements acquis.
Dans cette période de rupture de ces financements, nous avons initié un dialogue technique avec les services de la Bad, qui nous a permis d’apprêter les dossiers pour le moment où nous aurions les moyens de régler le contentieux financier. Et quand nous l’avons fait, notre dossier a été traité très vite, parce qu’un travail préalable a été fait. C’est donc en cela que la Bad doit assister, pas seulement financièrement les pays africains, mais au plan technique, la Banque doit être présente. Quand je regarde la situation financière de nombre de pays comme les Comores, le Zimbabwe, la RD du Congo, etc., qui ont aujourd’hui des arriérés de paiement à cause de difficultés intérieures, je pense que même s’il n’y a pas de décaissements pour les projets en cours, il doit y avoir à leurs côtés, une présence de la Bad.
Pour bien signaler que cette banque est là pour s’occuper de l’Afrique. Et qu’il n’ a pas que la recherche des ressources financières qui soit sa mission. La Bad doit donc aller au-delà de cela.

• Le président Kabbaj a annoncé qu’une allocation de 520 millions de dollars sera faite pour de futurs projets ivoiriens. Quels sont-ils ?
– Je suis heureux que consécutivement à l’apurement des arriérés on ait pu réactiver le porte-feuille de la Bad. Car c’est un portefeuille important et les chiffres qui sont donnés par la Bad nous réconfortent. Ils indiquent l’importance de la Côte d’Ivoire. On ne prête pas à un pays qui n’a pas de projet. Nous avons des projets qui sont soutenus par la Bad. Mais l’autre point qui n’a pas été évoqué et cela me fait beaucoup de peine, c’est que consécutivement à un contentieux judiciaire de la Bad avec un opérateur économique, un individu, le président Omar Kabbaj m’a confirmé que la Bad n’est pas prête à soutenir le secteur privé ivoirien. Je trouve que cela est très grave de sa part. Car on ne peut pas parler de NEPAD, parler de promotion du secteur privé dans la croissance économique et avoir une position aussi grave et aussi disproportionnée par rapport à la gravité de la situation judiciaire de la Bad. Je le déplore et je l’ai dit à M. Kabbaj à l’issue des assemblées annuelles. Le financement public c’est bien, mais c’est pas suffisant pour assurer la croissance économique. La Bad devrait avoir un rôle plus actif et plus réfléchi dans l’appui aux pays en développement.
Un problème comme celui de Thierry Tan dont la société Ivoir’Café est en contentieux judiciaire avec la Bad, ne méritait pas que le président de la Bad ait personnellement (car ce n’est pas pour le moment une décision du conseil d’administration) une position aussi tranchée. Cela je le déplore très fortement.

• Pouvez-vous parler des projets proprement dits ?
S’agissant des futurs projets de la Côte d’Ivoire, nous avons en ce qui concerne le Fad 8 (Fonds africain de développement) des projets de développement agricole avec une allocation de 14 milliards CFA et pour le projet éducation 5 un montant de 23 milliards. Il y a aussi un ensemble d’appuis à la gouvernance, aux réformes structurelles pour 171 milliards et il y a une provision qui nous est faite pour le bénéfice de la réduction des dettes dans le cadre des PPTE soit une provision de 150 milliards.
En nous octroyant tout cela, et nous l’en remercions, la Bad est simplement dans son rôle d’appuyer les gouvernements qui ont des projets, mais nous avons absolument besoin de promouvoir le développement du secteur privé et je pense qu’une des missions de la Bad c’est d’appuyer ce secteur en Afrique.
Il ne faut pas pousser notre pays à renoncer à des principes que tout le monde doit reconnaître universellement. Dans l’Etat de Côte d’Ivoire, et le Président de la République le dit souvent, avec raison, la justice doit être indépendante. Donc il faut respecter ce principe. Si la Bad a des problèmes avec la justice, cela doit se régler avec la justice. A partir d’un contentieux judiciaire avec un opérateur privé, on ne peut sanctionner un pays et l’ensemble du secteur privé en cherchant à l’étouffer. L’apport de la Bad ne peut être apprécié qu’à la fois au gouvernement (ressources publiques) et au secteur privé. Car on ne peut pas tenir un certain discours et poser des actes, prendre des décisions qui sont contraires à ce discours. Il est inadmissible de faire des déclarations comme celle du président de la Bad à titre personnel, et de poser des actes qui visent à freiner et même gêner le développement du secteur privé. Je tenais vraiment à le dire et j’espère que le conseil d’administration de la Bad quand l’occasion se présentera, pourra redresser ce point de vue.